Il y a dans le monde plusieurs communautés de monnaies. Celles qui rassemblent un nombre très significatif d’Etats souverains et d’habitants sont au nombre de deux : d’une part, la communauté de monnaie africaine CFA, la plus ancienne, et d’autre part, plus récente, la communauté de monnaie européenne, l’Euro.
Comme chacun sait, la communauté de monnaie CFA a vécu des années difficiles au début des années 90 qu’il lui a fallu surmonter pour assurer sa survie.
On ne peut s’empêcher de faire un parallèle avec la situation difficile que connaît aujourd’hui l’Euro, notamment dans le contexte de la crise grecque.
Très attachés à leur communauté de monnaie, les Etats de la zone CFA avaient alors affronté la crise et préparé la nécessaire dévaluation du FCFA de janvier 1994 en mettant en place, en toute urgence, un train drastique de mesures visant à transformer leur communauté de monnaie en une véritable communauté de droit et de règles.
C’est précisément ce que l’Europe doit faire aujourd’hui.
De manière assez similaire à la situation européenne d’aujourd’hui, la monnaie commune africaine était à l’époque assise sur une mosaïque d’économies et de règles économiques, sociales et fiscales qui n’étaient pas convergentes.
Pour répondre à cette situation intenable, les Etats de la zone CFA ont alors décidé d’adosser leur communauté de monnaie à un espace juridique unifié dans tous les domaines du droit économique régissant les économies sous-jacentes.
Ont ainsi été mises en place, grâce à une mobilisation exceptionnelle des gouvernements, les réformes UEMOA, CEMAC, les commissions bancaires sous régionales, la réforme CIMA dans le secteur de l’assurance, la réforme CIPRES pour la prévoyance sociale et enfin, sur l’impulsion du Juge Kéba MBAYE, sollicité expressément à cet effet par les Chefs d’Etat, l’introduction du droit unifié des affaires OHADA, réforme juridique fondamentale, historique, à vocation panafricaine, ne se limitant naturellement pas aux seuls pays de la communauté de monnaie CFA.
Toutes ces réformes mises en place en un temps record ont ainsi, l’avis est unanime, protégé la monnaie commune CFA en lui permettant de traverser avec succès une période très difficile, de fortes turbulences.
Dans le contexte de la crise actuelle de l’Euro, il paraît légitime de se demander dans quelle mesure les Etats européens n’auraient pas avantage à tirer les enseignements de l’histoire de la communauté de monnaie CFA pour préserver leur propre monnaie commune.
Le projet monétaire européen est en effet une magnifique ambition, mais de l’aveu même de certains de ses pères fondateurs, reste un projet inachevé, dont les lacunes sont aujourd’hui porteuses de risques pour l’idéal européen, si bien sûr rien n’est fait en urgence pour les corriger.
Le simple fait d’instaurer l’Euro n’a pas suffit, comme ses pères fondateurs l’espéraient, à créer la nécessaire convergence des économies sous-jacentes.
L’Euro, dans le contexte actuel pourrait même devenir, à son corps défendant et si bien sûr les mesures appropriées ne sont pas mises en œuvre, un vecteur de divergence économique et sociale, partant, de division politique, à l’opposé des objectifs recherchés.
En réalité et la communauté de monnaie africaine CFA l’a prouvé, une monnaie commune doit être assise sur une communauté d’économies et de règles. Elle doit en être la résultante. C’est une vérité mathématique. Il ne peut en être autrement et il ne suffit pas de décréter une monnaie commune pour créer la convergence.
La situation actuelle des pays et des économies de la zone Euro en atteste. Les économies d’Allemagne et de France, les deux piliers de la communauté monétaire européenne, ne convergent pas. Au contraire, elles tendent à diverger et la France, faute d’avoir pris les mesures nécessaires depuis l’entrée en vigueur de l’Euro, a perdu une grande partie de sa compétitivité par rapport à son grand voisin, premier partenaire commercial.
D’une certaine façon, toutes proportions gardées bien sûr, car les réalités économiques sont très différentes, on peut craindre que la France, si elle ne réagit pas rapidement, prenne la même direction que la Grèce.
Dans le cas de nombreuses économies du sud de l’Europe, la France y compris, on ne parle quasiment plus de la question des déficits du commerce extérieur et de celui de la balance des paiements… Or, les contraintes qui hantaient les gouvernements avant l’entrée en vigueur de la monnaie commune européenne et faisaient la Une des journaux économiques n’ont malheureusement pas disparu par magie, du seul fait de l’Euro.
Ainsi, on peut effectivement aujourd’hui raisonnablement penser que l’Euro, qui pendant 10 ans a privé la Grèce des forces de rappel que sont les nécessaires équilibres du commerce extérieur et les tensions sur les réserves de change, tout en permettant à ce pays de s’endetter en monnaie forte jusqu’à la rupture, a contribué malgré lui à la tragédie que vit la Grèce, au-delà bien sûr de l’absence de réformes structurelles tant reprochée aux gouvernements grecs successifs.
Il résulte de ces constats une certitude, celle que lorsque les économies sous-jacentes divergent faute de l’existence de véritables instruments de convergence, une monnaie commune ne peut être durablement viable, tant sur le plan économique et social que sur le plan politique.
Aujourd’hui, il est de l’intérêt de l’économie mondiale que des mesures urgentes soient prises pour accroître le sens économique de la monnaie commune européenne et transformer cette dernière en un véritable vecteur de convergence.
Il s’agit bien, en réalité, de sauver l’idéal européen, idéal universel de paix, de générosité et de prospérité partagée, dont le destin est aujourd’hui lié à la survie de la monnaie commune européenne.
C’est pourquoi il semble que les gouvernements européens et la Commission Européenne devraient sans délai s’atteler à conforter en urgence la monnaie commune européenne par de vrais instruments juridiques concrets de convergence, comme les Etats africains l’ont fait au début des années 90 avec détermination, énergie et succès pour sauver leur propre communauté de monnaie. Si les dirigeants européens ont aujourd’hui clairement pris conscience de la nécessité d’agir pour œuvrer à la convergence des économies ayant l’Euro en partage, on ne sait pas exactement ce qu’ils entendent concrètement par la mise en place d’un gouvernement économique de l’Euro, idée, très noble au demeurant, qui resurgit aujourd’hui au lendemain de la crise grecque.
S’agit-il d’un gouvernement qui se substituerait aux gouvernements nationaux avec la mise en place, au-delà du pacte de stabilité, qui n’a pas été respecté, d’un budget commun, l’émergence d’une dette fédérale ? Les Etats européens sont-ils d’accord et sont-ils prêts à ce grand saut fédéral qui serait une avancée historique formidable ? Il y a semble-t-il encore beaucoup de chemin à faire même si à terme cet objectif est probablement incontournable.
Ou bien s’agit-il à défaut d’une couche supplémentaire de bureaucratie n’ayant qu’une prise très réduite sur les décisions prises au niveau des Etats, notamment dans les domaines clés de l’économie que sont le social et le fiscal, bref d’un nouveau pacte de stabilité ?
Pour consolider l’Euro et lui donner un sens économique accru, cela dans un cadre consensuel au niveau de l’ensemble des Etats de la zone Euro, Etats au Nord ou au Sud de la communauté de monnaie, il faut que les dirigeants européens et la Commission européenne agissent en urgence de manière concrète et consensuelle en faisant preuve de vision et de créativité, sans être prisonniers des voies technocratiques classiques qui ont montré leurs limites.
Et à cet égard, l’Europe devrait s’inspirer des mesures qui ont été prises il y a 25 ans pour sauver la communauté de monnaie africaine CFA.
En effet, c’est en avril 1991, à Ouagadougou, alors que la zone monétaire CFA était en grande difficulté, et alors que l’Europe était elle-même en marche vers sa propre monnaie commune, que les Ministres des finances de la zone franc ont courageusement décidé de transformer leur communauté de monnaie en une véritable communauté de règles et de droit avec les réformes précitées.
Cette décision s’est donc traduite par la mise en place rapide de nombreuses réformes d’unification des règles dans tous les domaines de la vie économique et sociale, le droit unique des affaires OHADA, aujourd’hui mondialement reconnu, ayant été le moteur de ce processus.
C’est avec un certain désarroi que l’on constate que la communauté de monnaie européenne traverse aujourd’hui à son tour une crise existentielle grave et que s’il n’est pas remédié rapidement à ses lacunes et faiblesses originelles, la dynamique monétaire européenne porte en germe de graves divisions entre ses Etats membres et met ainsi en péril le projet européen lui-même et la stabilité sociale et politique de nombreux Etats.
Aujourd’hui, comme hier pour la communauté de monnaie CFA, il y a tout lieu de penser que la mise en place au sein de la zone Euro d’une véritable communauté de règles juridiques, tout particulièrement dans les domaines essentiels que sont le droit du travail et la fiscalité, mais aussi le droit des sociétés, le droit du recouvrement et des voies d’exécution, le droit des sûretés, le droit de la faillite, le droit des contrats… serait un immense progrès, salvateur pour l’Euro et le projet européen.
Formons le vœu que la tragédie grecque provoque le sursaut nécessaire que le monde entier attend et surtout amène les dirigeants européens, à l’instar de leurs pairs du continent africain il y a 25 ans, à identifier le chemin critique optimal du sauvetage de l’Euro qui pourrait être d’adosser rapidement la communauté de monnaie européenne à une véritable communauté de règles juridiques, fiscales et sociales.
Certes, ce serait une révolution juridique, tout comme l’OHADA l’a été en Afrique, et un choc de nature fédérale. Mais l’Euro aussi a été une révolution, intrinsèquement fédérale, qu’il faut aujourd’hui compléter de manière urgente et concrète, rapide et intelligente, par une autre révolution de nature fédérale, n’impliquant ni partage supplémentaire de dettes, ni budget commun, qui ne font pas encore l’objet d’un consensus au niveau de l’ensemble des Etats.
Gardons toujours à l’esprit le propos du Juge Kéba MBAYE : « le droit, la règle commune, plus que la seule monnaie, constituent le vrai ciment des nations, des économies et des peuples ».